Ce que doit être pour moi une œuvre d'art (ou plutôt ce qu'elle ne doit pas être

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D'abord, Je rejoins tout à fait Fabien sur son commentaire fort bien exprimé.
Une œuvre d'art doit pour moi susciter une réaction (quelle qu'elle soit), à chacun ensuite de travailler (ou pas) sur ses réactions, y réfléchir pour en tirer (ou pas) quelque chose. Si elle nécessite d'être explicitée par l'artiste ou par autrui (un "mode d'emploi"), elle se réduit à un discours. Autant produire un essai ou autre pour l'exprimer, inutile d'emprunter des voies plus ou moins cryptiques et détournées pour ça. Bien sûr l'artiste peut chercher à inclure un message ou un discours dans son œuvre, mais si elle se limite à ça et que de surcroit elle ne fonctionne pas sans être flanquée d'une béquille explicative, et bien j'estime que c'est raté.
De la dissociation de l'art et de l'artisanat
Tu parlais des œuvres classiques qui sont quasiment exclusivement des travaux de commande, souvent qui plus est inscrits dans des thèmes religieux ou politiques très codifiés. En fait le statut d'artiste tel qu'il existe aujourd'hui est plutôt récent. Dans leur contexte d'origine, par bien des aspects ces œuvres sont assimilables au produit d'un travail artisanal.
Quelle différence fais-tu entre une fresque commandée par un monastère pour mettre en scène - avec un but promotionnel bien souvent, il ne s'agit pas de mécénat - son saint protecteur, et un luthier qui va réaliser une guitare selon les souhaits d'un musicien ? Dans les deux cas, l'artiste/artisan réalise quelque chose qui est encadré par des impératifs techniques (les dimensions du mur, le diapason de la guitare...), des canons traditionnels et culturels (St Trucmuch doit toujours être représenté accompagné de St Machin, une bonne guitare à forcément une touche en ébène et un sillet en os...) et des directives du commanditaire (St Trucmuch devra adopter les traits du père supérieur de l'ordre, la tête de la guitare aura une incrustation représentant Jauni Hallyday - Oui je sais, les commanditaires brillent rarement par leur modestie et leur bon goût :mrgreen: ).
Dans les deux cas, malgré les contraintes et les codes, l'artiste/artisan aura imprimé son style, sa sensibilité, parfois un sens caché ou un clin d'œil qu'il est seul à connaitre, et la même commande réalisée par un autre aurait été radicalement différente. La seule différence, c'est que l'on a fait rentrer - à postériori est souvent de plusieurs siècles - le peintre dans la case "artiste" telle qu'elle existe aujourd'hui.
Nos musées sont remplis d'artefacts que l'on qualifie aujourd'hui d'œuvre d'art et qui ne sont au moment de leur réalisation que des objets artisanaux (très souvent à vocation religieuse quelle que soit la civilisation et l'époque, des marbres grecs à l'art africain, de l'art pariétal aux estampes japonaises produites en série et vendues comme biens de consommation courante bon marché). Tous ces artistes auraient donc joué les monsieur Jourdain spatiaux temporels, faisant de l'art sans le savoir et selon un concept qui leur est postérieur d'au moins une grosse poignée de décennies et jusqu'à plusieurs millénaires ? Bien sûr que non... sauf que selon moi, en cherchant à dissocier à tout prix de façon tranchée art et artisanat, on exclut la quasi totalité des créations de l'humanité de la sphère de l'art - ou pour le moins leur met on le cul entre deux chaises.
De la nature du processus créatif
Un autre point qui me pousse à réfuter l'idée d'une frontière nette entre art et artisanat, c'est son implication sur le processus créatif lui même. C'est même ce qui me tient le plus à cœur dans cette histoire. Car ça implique pour moi une différence de nature entre le processus créatif d'un artiste et celui d'un artisan (ou autre, la créativité n'est pas restreinte à ces deux seuls domaines), ce que je trouve tout à fait inepte.
Illustrons le propos d'un illustre exemple: Léonard de Vinci. Imaginons une journée de travail hypothétique du grand homme: il commence peut-être par ses travaux sur les proportions et la perspective, avant de se mettre à l'œuvre sur ses peintures en cours. Plus tard il se souvient qu'il a promis à un certain navigateur génois aventureux un plan de ville nouvelle pour la colonie qu'il compte établir aux Indes, et reprend ses tracés d'architecte. Ce qui l'amène à imaginer une série de machineries à l'usage des futurs bâtisseurs et il devient ingénieur (et comme il connait l'origine étymologique du mot il en profite pour griffonner deux ou trois engins meurtriers). Là il se fait tard, il est crevé et il a la dalle: direction la cuisine. Il ouvre le frigo pour se préparer un frichti, et, oh surprise !!!, il y a un cadavre tout neuf dans le bac à légumes - la bonne a dû le réceptionner durant sont absence. il entreprend donc de découper son donneur universel... et là vous me dites "minute, la dissection, c'est pas du créatif, au contraire !" Certes, sauf que pour tirer des bouts de barbaque en putréfaction (oui parce que j'ai brodé, y pouvait pas avoir de frigo, les américains avaient pas encore été inventés) ses analyses et ses théories sur le fonctionnement du corps humain, il doit faire appel à son imagination... la même que pour tous ses travaux de notre hypothétique journée. Et quand on les regarde en enfilade, ses travaux, on s'aperçoit qu'ils s'interpénètrent et s'influencent l'un l'autre, que le processus créatif de Vinci est un tout. Pourquoi isolerait-on Vinci-peintre de Vinci-architecte, Vinci-ingénieur, Vinci-anatomiste ?
Non, ce découpage strict étiquetant les créatifs pour les ranger dans des cases ne reflète pas la réalité du processus créatif. De plus il est foncièrement inefficace, puisqu'on tombe tôt ou tard sur une "Zezette épouse X" que ça rentre pas dans les cases. C'est même contre productif, on en a l'exemple ici même puisqu'on disserte depuis trois pages sur "est-ce de l'art ou du cochon" au lieu de parler de l'œuvre en elle même

. Et je n'arrive pas à voir dans le fait de mettre à part les arts plastiques autre chose qu'une forme de snobisme, désolé...
Pour synthétiser, je perçoit la créativité humaine comme s'étalant de manière continue et diffuse sur une large palette, incluant tout les champs possibles, peinture, sculpture, musique, littérature, artisanat, ingénierie, et autre, sans frontières nettement marquées entre ces disciplines. C'est un arc en ciel, pas un stylo quatre couleurs :mrgreen: :prr: !!!
De la sur-interprétation des œuvres
Pour finir, et la boucle sera bouclée car c'est ce que j'avais surtout à l'esprit en rédigeant ma première intervention l'autre jour, je suis souvent agacé par ceux qui critiquent, étudient, interprètent les créations des autres (qu'il s'agisse de peinture, sculpture, littérature...): dans ce domaine là on a très vite fait de basculer dans des théories alambiquées dont la probabilité qu'elles aient un quelconque fond de vérité tend très vite vers zéro.
Ici aussi je vais prendre un exemple à titre d'illustration: j'ai vu il y a quelques années un documentaire dont j'ai oublié le sujet, mais dans lequel il y avait le témoignage d'un écrivain - je ne sais plus qui si tant est que je l'ai jamais su - qui racontait que la classe de sa fille alors au collège avait étudié un de ses livres. Et que le professeur avait brillamment expliqué que par l'ellipse assurant la transition entre tel et tel chapitre l'auteur voulait symboliser ceci et ce là et blablabla... sauf que l'auteur lui n'avait pas la moindre idée de pourquoi cette ellispe. Que peut-être il était en retard pour rendre son manuscrit, ou alors il était trois heures du matin et il voulait boucler le chapitre.
Mais lorsqu'on fait remarquer aux brillants critiques que ces explications terre à terre sont tout aussi plausibles, on récolte au mieux de la condescendance. Sauf que tous ceux qui sont des créatifs savent bien qu'un sens ne se cache pas derrière chaque détail, que bien souvent c'est totalement spontané et que les contingence extérieures influent parfois fortement.
Bien sûr tout n'est pas fortuit, mais j'ai toujours trouvé que l'on versait bien trop rapidement dans la sur-interprétation dans ces cas là. D'un autre coté ma prof de philo en terminale m'avait dit une fois que mon coté pragmatique n'empêchait de pousser à fond mes raisonnements... peut-être n'avait-elle pas tort :prr: !
EDIT: désolé pour la dissertation à rallonge, et chapeau à ceux qui auront lu jusqu'au bout

!